La musique enregistrée comme moteur de l'apprentissage
Mathieu est multi-instrumentiste, élève en cursus instrumental en pôle sup et se forme en direction d’orchestre. Il dirige également un orchestre étudiant.
Mathieu a commencé la musique par de l’éveil musical en école de musique, puis ses deux instruments à 9 ans. Il se souvient d’avoir été plutôt exposé par ses parents à de la chanson française. Il découvre la musique classique sur internet vers ses 10 ans, à travers youtube :
« Je passais tous mes mercredis après-midi à écouter, découvrir un peu de la musique classique. J'étais un peu... Waouh, c'était superbe. Je trouvais ça, avec un regard de gosse et tout ça, avec aucun préjugé, aucun... (…) J'ai mis tout ça sur mon petit MP3 que j'avais à l'époque, et donc c'est un peu comme ça que c'est né. On m'a pas du tout orienté là-dedans, c'est vraiment pour le coup une démarche que j'ai un peu faite tout seul, vraiment comme un gosse, tout ça, qui découvre juste un truc cool. »
C’est la découverte d’oeuvres qu’il aimerait d’interpréter qui le pousse à progresser rapidement dans la technique de ses instruments :
« Moi, ça me saoulait de faire les trucs de Czerny avec la mélodie à une main et l'autre à l'autre. (…) Moi, je voulais faire des grands Chopin (…). Donc c'est pour ça que je suis allé aussi vite parce que je savais ce que j'aimais et je savais ce que je voulais faire. »
Ce premier rapport à la musique enregistrée comme ‘modèle’ ou inspiration va entraîner le développement d’une approche de la musique basée sur l’oreille plus que sur la lecture :
« Au début, moi, j'étais très très mauvais lecteur. Et j'avais quand même une bonne oreille. Je me rappelle, je repiquais des sonates de Mozart sans savoir vraiment lire. C'était vraiment un calvaire. Après, je me suis rendu compte que savoir bien lire, c'était quand même bien. Mais ça a commencé vraiment comme ça. Reproduire ce que j'entendais et puis essayer de retrouver des phrasés sans avoir un très bon bagage technique instrumental. En essayant de reproduire ça au mieux. »
L’influence de ses souvenirs d’écoute d’enfant est toujours très importante, puisqu’il choisit souvent pour l’orchestre qu’il dirige des pièces découvertes à cette période.
Le répertoire musical qu’il écoute aujourd’hui reste principalement du répertoire classique, mais d’autres genres occupent aussi une place importante.
« 80% de ce que j'écoute, ça reste quand même de la musique classique. (…) Après, moi, j'ai toujours j'ai toujours beaucoup aimé tout ce qui est comment dire, la chanson française. Ça vient aussi beaucoup de mes parents et beaucoup de Gainsbourg, de Brel, de Barbara à la maison. (…) Et ça, c'est un truc qui est resté. J'écoute quand même beaucoup, beaucoup de jazz aussi. Et souvent, ma radio, pour le coup, c'est pas de la musique classique (…) c’est le jazz dans ma voiture. (...) Et j'aime beaucoup aussi tout ce qui est on va dire musique folk [trad]. »
Lorsqu’il aborde un répertoire, il est important pour lui de se pencher sur l’aspect contextuel ou historique de cette musique.
« Je découvre un truc et j'essaye de creuser le truc, parce que je trouve ça cool. Et c'est ce qui se passe souvent. (…) Tu découvres des trucs et tu te dis « Ah ouais ! » Et puis, voir un petit peu... Il n'y a pas que de la musique qui a aussi tout l'environnement, la conception qui entoure cette musique. Toute la tradition, que ça soit spirituel ou tout ça, c'est des choses quand même qui sont historiques aussi. (…) C'est ce qui vient nourrir un peu ton écoute. »
Son goût pour la musique traditionnelle est par exemple lié au fait qu’il a effectué une partie de ses études en Bretagne, où ont lieu de nombreux « bals folk « qu’il a fréquentés. La musique live et les concerts sont en effet aussi des expériences importantes, notamment lorsqu’ils permettent de découvrir de nouveaux styles ou univers musicaux.
« Quand t'as passé un bon moment de concert et tout ça, ben t'as un petit peu envie de retrouver ce moment-là que t'as eu, de découverte et tout ça... Mais c'est souvent, ces périodes-là, ça vient souvent de concerts ou de découvertes qui te font vraiment te dire « Ah mais oui, mais la musique... » Des fois, t'oublies un petit peu ce que c'est la musique. Même quand t'es musicien, t'oublies un petit peu ce truc-là de découverte et tout ça. Et ça passe souvent par des expériences de concert, ouais. Des périodes un petit peu où tu découvres un style, un univers… »
Le concert, comme le bal, peut aussi permettre aussi de « ressentir l’énergie de la musique ». L’écoute est ainsi directement liée au corps et au mouvement :
« ressentir dans le corps un petit peu, que ce soit avec la danse, même si ce n'est pas du tout de manière professionnelle, même si c'est juste dans un truc de bal ou des trucs comme ça, ressentir l'énergie de la musique, mais ça, c'est un truc qui est assez ouf »
La singularité de l’écoute en concert par rapport à l’enregistrement revêt une importance particulière quand il s’agit de musique symphonique : « La parole, elle bouge beaucoup dans un orchestre. (..) Pour le coup, ça rend la chose beaucoup plus vivante. On s'en rend beaucoup plus compte en vrai qu'avec un enregistrement, même s'il est très bon l’enregistrement. »
« Moi, je sais que c'est assez déstabilisant des fois de venir écouter un concert de musique classique parce que je bouge énormément. Même quand je suis dans un siège, parce que je déteste le carcan de la musique classique dans son écoute. Même mes collègues me disent : « des fois quand t'écoutes au casque, on se demande si t'écoutes du métal ou du classique » ! »
Il regrette ainsi que le concert classique soit un rituel très codifié, ce qui est pour lui un frein à l’accessibilité de cette musique et des institutions où elle est jouée :
« Je trouve vraiment que ce n'est pas agréable le moment, le carcan du concert classique (…) et je pense que là c'est à nous de créer de nouveaux moyens d'écoute et de changer un petit peu ça. (...) Il y a plein de manières de (…) rendre le concert beaucoup plus interactif et tout ça. En fait, tout simplement aussi, voir un petit peu comment ils font que ça soit la musique actuelle et tout ça. Comment on crée plus d'interactions avec le public comment on fait participer plus le public et c'est vrai que en fait, elle est assez récente ce truc d'écoute, d'être plongé dans le noir (…) sur un fauteuil ne pas applaudir ou soit des moments bien spécifiques et aussi qui demandent un savoir un peu lunaire, pour (…) une personne qui va écouter pour la première fois un concert classique [c’est] quelque chose qui n'a pas vraiment de sens (....) Voilà, c'est tout ce carcan là (...) qui freine un peu la démarche d'aller écouter des concerts classiques. »
Mathieu écoute la musique exclusivement au casque. Comme la plupart des autres personnes interrogées, il regrette d’avoir l’habitude d’écouter de la musique dans le métro, en raison de la mauvaise qualité d’écoute :
« Je sais qu'on écoute beaucoup mieux quand on est posé chez soi, qu'on se consacre du temps. Je fais un truc quand même que beaucoup de gens font, mais que j'aime bien aussi éviter de faire, c'est tout ce qui est dans les transports en commun. Je ne sais pas pourquoi on est autant à écouter de la musique dans les transports en commun. En même temps, ça fait passer le temps. Mais là, ça change complètement notre rapport à la musique, c'est pour faire passer le temps. »
Le plus souvent, il écoute avec partition indépendamment de s’il s’agit d’une pièce en cours de travail ou simplement un moment de découverte, pour faciliter sa mémorisation mais aussi pour avoir une meilleure compréhension de l’oeuvre.
« Parce qu'on nous demande quand même en tant que chef d'avoir une culture assez... assez dense. Et on est obligé de mémoriser quand même pas mal de répertoires. Donc c'est aussi pour cette chose-là, je pense que je le fais consciemment ou inconsciemment. Voilà. Parce qu'en même temps, j'aime bien comprendre aussi pourquoi ça sonne bien sur cette partie-là. Des fois, je m'arrête et je me dis « Ah oui, d'accord, c'est pour ça que ça fonctionne bien, parce que ça s'est disposé de telle manière, au niveau de l'orchestration, il y a tel type de doublure, on est là harmoniquement. » Donc voilà, c'est aussi pour ça que j'aime bien écouter avec partition. »
Bien que le répertoire classique constitue la majorité de la musique qu’il écoute, environ 80%, il regrette qu’il puisse exister une forme de « hiérarchisation » des genres musicaux dans la sphère classique :
« Il y a un truc quand même qui est assez important à dire, même si ça me paraît assez logique, c'est qu'il n'y a pas de hiérarchisation de musique. C'est une chose qui passe un peu à la trappe. Mais ce n'est pas parce qu'on écoute énormément de musique classique. Moi, justement, ce pourquoi j'écoute beaucoup la musique classique, c'est pour ces questions d'énergie qu'on retrouve dans toutes les musiques et tout ça. (..) La construction, les choses un peu... Comment dire... Vraiment de traverser à peu près toutes les émotions d'un humain des fois en 5 minutes que je trouve assez ouf. Mais ce n'est pas pour autant qu'elle est moins complexe, que par exemple une musique du Rwanda est beaucoup moins complexe, beaucoup moins riche culturellement. Ça, c'est beaucoup des codes sociaux, c'est beaucoup de l'imprégnation culturelle. Ça n'a rien à voir avec une question de hiérarchisation mais qui est encore présente dans la sphère classique. »
« j’avais trouvé un peu de temps pour écouter de la musique posément, allongé sur mon canapé et sans partition », une écoute qualifiée de « concentrée mais pas analytique »
Il lui arrive d’échanger du contenu musical avec ses pairs. Il ne s’agit pas forcément de répertoire classique même si celui-ci demeure très présent, notamment lorsqu’il agit comme support pour l’interprétation dans le travail de musique de chambre, mais ce partage peut aussi être une forme d’entraide et d’échange sur le travail des un·es et des autres par exemple lors de concours :
« Il y a aussi un truc qui est quand même assez présent dans les études conservatoire et tout ça. Il y a les questions de concours et tout ça. Et souvent, c'est quoi tes pièces de concours ? Ah, c'est ça, c'est une vacherie. Tu vas écouter et tout ça. C'est imbitable, je ne comprends rien rythmiquement. Et puis là, tu vas écouter. Il y a aussi beaucoup d'échanges de musique qui fonctionnent un peu comme ça. »
« une pièce qui est très peu jouée en fin de compte et qui est superbe,
je l'ai écoutée avec une volonté d’analyse, beaucoup plus fragmenté et avec partition »
Bien qu’il écoute beaucoup de jazz et que ses deux instruments soient des instruments phares du genre, il n’interprète que très peu ce répertoire, notamment en raison d’un sentiment d’illégitimité :
« Je ne sais pas si c'est pour une question de temps, juste d'avoir l'impression de pas être assez calé dans la discipline pour la jouer. Ce qui est complètement... Ce n'est pas une réalité, mais c'est peut-être une barrière un peu mentale. »
Pour autant, la musique jazz fait partie du répertoire qu’il enseigne en tant que professeur, ce qui démontre un intérêt pour l’interprétation. Il institue également avec ses élèves un rituel de quelques minutes d’écoute d’oeuvres à chaque cours, qui peuvent être de styles très variés :
« Un concerto pour piano, de la variété, des Beatles, (...) des trucs un peu plus underground. Pour des questions aussi d'ouverture culturelle et aussi pour des choses de rythme et tout ça, pour appréhender certains trucs. Et faire le pont entre ce que tu apprends à l’instrument et ce que tu peux écouter. Faire du lien entre les choses. »
J’ai également proposé à Mathieu un exercice d’écoute qui consistait à lui envoyer trois versions différents d’une même oeuvre pour savoir laquelle il choisirait dans un contexte où il travaillerait sur cette partition, en m'expliquant pourquoi. Je lui ai soumis trois versions du troisième mouvement de la symphonie n°8 de Bruckner parce qu'elle fait partie du répertoire auquel il s’intéresse en ce moment.
Ces brefs retours s’appuient sur des critères tels que le respect de la partition, la direction, l’équilibre, le volume sonore et les dynamiques. Mathieu ne prend néanmoins pas en compte les questions de spatialité, ni en termes de profondeur, proximité ou encore de latéralisation, ni de mouvement, malgré le fait que cette question du mouvement soit central dans son écoute en concert mais aussi son travail de direction.